6:30 Fu Qian ouvre les yeux avec peine et reste un instant à fixer les oiseaux qui batifolent devant sa fenêtre se fichant bien de le réveiller à cette heure matinale. C’est qu’il est plutôt du genre à jeter sa couverture cinq minutes avant le début de sa première période de cours et se précipiter, plus rapide que le vent, hors de sa chambre pour espérer être à l’heure à l’autre bout du campus. Ces adorables créatures lui rappellent cependant qu’aujourd’hui il a une mission et c’est avec un air grave qu’il met un pied hors du lit, faisant fuir son réveil matin à tire d’aile.

7:10 Le café du coin est déjà noir de monde. Fu Qian a bien pris note que ses camarades coréens ne peuvent rien faire sans leur americano du matin. Et alors qu’il tente de se mettre sur la pointe des pieds pour pouvoir voir la carte du fond du magasin (malheur à toutes ces grandes perches) une jeune fille le bouscule et il se retrouve sur les fesses. Elle se confond en excuse avant de se fondre dans la foule, mais Fu Qian l’a reconnu ; il sort son carnet et fait sa première petite barre de la journée. Il abandonne ensuite sa quête de boisson chaude et s’en retourne dans le froid d’un matin de décembre.

7:25 Alors qu’il papote sans vraiment se concentrer sur la conversation avec le responsable des étudiants en échange de son département, qu’il a par le plus grand des hasard rencontré sur le chemin, son regard suit une toute autre personne qui s’engouffre précipitamment dans un bâtiment, et il n’entend même pas la question qu’on lui pose. Après avoir fait une nouvelle petite barre dans son carnet, il reporte son attention sur son senior.

- Pardon ?
- Je disais, tu as pu te faire des amis un peu au dortoir ? Je sais que ce n’est pas le meilleur endroit pour faire des rencontres, mais ce serait bien que tu es là-bas quelqu’un sur qui compter.

Fu Qian hausse les épaules et contourne le sujet, il n’a pas vraiment l’intention de perdre du temps à discuter de banalités avec des inconnus, au fond il n’a pas vraiment le désir ardent de se faire des amis ici. Il lui arrive de sortir le soir et de se mettre en état d’ébriété pour rigoler et s’incruster dans des groupes déjà formés dans les bars, mais le lendemain matin il les a tous oubliés. Ses sourcils se froncent alors qu’une ombre passe en courant juste derrière eux et il s’excuse auprès de son responsable avant d’enchaîner le pas à la silhouette qui le ne voit déjà presque plus. Il ne l’a pas vu sortir… remarque-t-il en ajoutant une barre, mais quand il relève les yeux, elle a déjà disparue et il se retrouve le souffle court au milieu des étudiants qui commencent à se rassembler pour rejoindre leurs salles de classes entre amis.

8:39 « Elle n’avait pas non plus de café… Comment a-t-elle eu le temps de : 1. commander aussi rapidement 2. boire une boisson bouillante en si peu de temps 3. rentrer par la seule porte du bâtiment et comme par magie réapparaître à l’extérieur ? » Il y a vraiment anguille sous roche et son instinct lui dit de s’en méfier. Cette fille… peu importe qui elle est, n’est pas normale. Il feuillette son carnet et s’arrête sur chaque page, datée, où il retrouve ces fameuses petites barres. Jeudi dernier, il l’a vu 57 fois en tout. Cela ne peut pas être une coïncidence. Parfois ils se retrouvent même face à face dans des situations gênantes, comme à devoir tenir la porte pour l’autre ou leurs regards se croisent alors qu’il cherche une table à la bibliothèque, mais elle ne semble jamais se souvenir de lui et continue sa course effrénée à travers le campus . Fu Qian cependant, se souvient et aujourd’hui il compte bien à ce qu’elle se rappelle de lui. Ses yeux perdus dans le vague reprennent soudain focus quand il la voit passer depuis la fenêtre et il ne peut retenir un claquement de langue qui lui vaut un coup d’œil inquiet de son voisin de table.

12:58 Après avoir déjeuné en vitesse il s’est posté là où il est certain de la voir apparaître pour la prochaine fois. Simple question de statistiques et d'occurrences, ils se sont croisés un total de 16 fois à la sortie des toilettes de la cafétéria. C’est donc campé devant les sanitaires des filles qu’il attend de faire sa rencontre, l’air grave. Certaines demoiselles qui vont se remaquiller par paires chuchotent en lui jetant un regard en coin, mais il les ignore concentré sur l’horloge de son téléphone. A 13h pile, quelqu’un lui rentre dedans et avec un réflexe qu’il ne se connaissait pas il se rattrape aux épaules de la jeune fille qui a un mouvement de recul. Fu Qian lui sourit (n’importe qui remarquerait qu’il est faux) et lui tend une main engageante.

- Comme on se retrouve !

Fu Qian se tape le crâne pour se donner un air faussement idiot, les sourcils relevés, un sourire qui aurait presque l’air timide, il laisse échapper une grand soupir. On croirait voir un personnage de dessin animé tant il exagère sa réaction. C’est cependant plus fort que lui, il est trop satisfait d’avoir enfin réussi à l’attraper, mais ne doit pas le montrer.

- C’est vrai que nous ne nous sommes pas présentés !

Il s’éclaircit la gorge et invite la demoiselle à se déplacer avec lui, histoire de ne pas rester comme deux imbéciles devant l’entrée des toilettes, réaliste-t-il seulement à l’instant. Ce n’était peut-être pas l’endroit le plus sexy pour une discussion d’une telle importance et tant attendue. Il se cale près du pot d’une grosse plante grasse avant de plonger de nouveau son regard dans le sien avec une insistance qui mettrait mal à l’aise n’importe qui (il espère donc que cela fait son effet sur elle).

- Je suis Fu Qian, on s’est vu plusieurs fois sur le campus. Cinq fois rien que ce matin et c’est très loin de notre record…

Il prend un instant pour observer sa réaction, mais il n’a jamais été très doué pour déchiffrer les expressions des autres, il est toujours beaucoup trop absorbé par ses propres émotions. Là maintenant tout de suite, il jubile d’ailleurs ;  il va pouvoir sortir son petit carnet, rempli de preuves de leur rencontres fortuites et lui remuer sous le nez, comme pour lui faire avouer un crime (qu’elle n’a pas commis, personne n’est coupable de quoi que ce soit dans cette histoire) ou au moins exiger des réponses.

- Jeudi je t’ai vu cinquante sept fois, mardi d’il y a deux semaines, trente et une… Tu comprends que j’étais impatient de faire enfin ta connaissance.

Elle essaye de se soustraire de l’équation et ça ne plait pas du tout, mais alors pas du tout à Fu Qian. Il est déterminé à avoir des réponses aujourd’hui, même si c’est lui qui doit les apporter sur un plateau d’argent, elle ne s’en tirera pas comme ça ! Dans la précipitation et la frustration, avec la peur qu’elle ne s’échappe, il laisse tomber son carnet dramatiquement et attrape les bras de la jeune fille. Il est conscient que son visage trahit sûrement un brin de folie, mais il n’a plus rien à perdre ; cette histoire lui a pris la tête pendant des semaines, il a passé des jours de cours entier à imaginer comment elle pouvait bien être ainsi partout à la fois, ce ne serait pas mentir que de dire qu’elle hantait même ses rêves, ou plutôt ses cauchemars… Sans comprendre pourquoi, il se sent oppressé par sa présence.

- Ah non, non non non ! Tu ne vas aller nulle part. J’ai enfin réussi à t’attraper et j’ai bien l’intention de tirer les choses au clair, aujourd’hui et maintenant.

Par peur de la blesser ou pire, qu’elle ne se défende et ne le blesse lui (ne jamais sous-estimer les femmes - élevé par une mère célibataire, c’est une leçon qu’il ne connaît que trop bien), il la libère de son emprise, il n’aime pas trop cette dynamique de contrôle d’ailleurs. Il préfère d’habitude être conciliant, mais cette fois-ci, il se sent pousser dans ses retranchements, pris au piège, comme si elle était en supériorité numérique. Voilà sa première théorie : cette jeune fille est littéralement plus que ce qu’il n’y paraît.

- Je ne connais peut-être pas encore ton nom, mais je connais ton secret.

Fu Qian espère avec cette simple déclaration, elle n’essaye plus de fuir et qu’elle lui fasse enfin face.

S’il y a une chose qu’il déteste, c’est parler à un mur et c’est justement ce que la jeune fille essayait de devenir. Fu Qian n’a que faire d’avoir dérangé sa pause toilettes, il veut des réponses et il les aura même si c’est à lui de les inventer de tout mettre sur le dos de la demoiselle. Pas de soucis, il a déjà des hypothèses et est prêt à lui jeter à la figure comme des faits, peu lui importe d’avoir des preuves ce n’est pas comme ça qu’il fonctionne. En fait c’est même exactement l’inverse, Qianqian préfère lancer ses accusations en premier, sans fondements, et obtenir ainsi des aveux qui sont plus preuves de culpabilité que n’importe quoi d’autre.

- Oh tu sais, je veux bien sûr parler de tes capacités spéciales. Il lui secoue son carnet sous le nez. Tu penses vraiment que je n’allais pas m’en douter ? Personne ne peut être à autant d’endroits à la fois, à moins que tu n’es une jumelle qui s’habille exactement comme toi ? Il ricane, visiblement amusé par la possibilité. S’il avait un jumeau c’est exactement le genre de stratagème qu’il mettrait en place, mais comme il doute que ce soit le style de son interlocutrice qui a tout l’air d’une petite fille modèle, Fu Qian a préféré sauter directement dans le surnaturel.

Il la laisse encaisser le coup, avec une certaine satisfaction. Cependant il se doute qu’elle va tout faire pour nier et très franchement il voudrait lui éviter de s’embarrasser en se confondant en excuses, dans sa grande bonté. Au bout d’un moment, il faut se respecter ;  il lui fait déjà un grand honneur en venant la voir personnellement pour en discuter, c’est vraiment le genre d’histoire qu’il pourrait vendre à un journal en ligne, ce qui lancerait à sa poursuite d’autres chasseurs de scoops bien moins charmant que lui. Alors naturellement, il attend qu’elle soit honnête avec lui en retour, c’est bien normal.

- Combien tu peux en faire ? C’est là que Fu Qian décide de ne plus lui laisser les moyens de reculer, un sourire mauvais sur le visage. Des clones.

Bizarrement, Qianqian ne s’attendait pas à ce qu’elle essaie de l’intimider ; toutes ses timides tentatives de fuite plus tôt avaient fini de le convaincre qu’elle était plutôt couarde et pas du genre à lui mettre la pression. Quelque part, il est assez impressionné, même si elle a également tenter de faire glisser son accusation sous le tapis. Peu importe car pour lui, elle a déjà avoué, donc elle peut essayer de nier autant qu’elle veut, c’est lui qui dictera la suite de la conversation.

- Tu sais, les comics doivent bien trouver leur inspiration quelque part et justement avec les gens comme toi. La fiction est toujours liée à la réalité. Impossible de l’en convaincre autrement, c’est bien pour cela que tout n’est pas acceptable sous couvert d’être fictionnel. Et la réalité est même toujours beaucoup plus extraordinaire que la fiction.

Il tourne quelques pages de son carnet pour en trouver une vierge, il a tellement de questions à lui poser qu’il ne sait pas par où commencer. Ou alors il devrait se mettre à décrire tous ses faits et gestes pour l’étudier au microscope, c’est bien ce qu’il convient de faire face à une personne possédant des capacités hors du commun n’est-ce-pas ? Mais ses mignonnes menaces ne quittent pas non plus son esprit, c’est vraiment très intriguant et aussi extrêmement excitant. Fu Qian réalise trop tard qu’il est en train de rire comme un maniaque et s’éclaircit la gorge très légèrement embarrassé. Il ne doit pas perdre la main.

- Des ennuis, je n’ai que ça si tu savais miss. Elle ne lui a toujours pas donné son nom. Mais s’il devait m’arriver quelque chose, qui devrais-je nommer dans mes derniers instants ? Oh non il n’en a pas encore fini. Franchement, tu pourrais être plus spécifique dans tes menaces ? Tu protèges visiblement une organisation plus grande que toi qui viendrait me nuire si je révèle ton secret. Pourtant je n’ai pas encore décider de vendre la mèche tu sais ? Il lui donne son sourire le plus sympathique cette fois.