Il avait huit ans, Jae Yoon, quand on l'adopta. Chose extraordinaire, on pensait que plus personne ne voudrait d'un enfant aussi âgé. Et pourtant...
Il avait huit ans, Jae Yoon, et il voyait de grandes choses pour l'avenir. Il imaginait de belles choses, de la chaleur, de la tendresse. Il imaginait tout ce que les films lui avaient montré, tout ce que les livres lui avaient dessiné.
Il avait huit ans, Jae Yoon, quand ses rêves de famille, de douceur, d'unité et de douceur furent brisés.

Il avait grandi à l'orphelinat, Jae Yoon. Des parents inconnus au bataillon, ici depuis bébé, il ne connaissait rien de ses origines. Il était bien là, même s'il voulait être ailleurs. Comme beaucoup, il espérait à autre chose, à meilleur. Pas qu'il était mal là où il était. Au contraire, il était entouré et il s'entendait assez bien avec tout le monde. Juste qu'il rêvait d'une famille, Jae Yoon. Une comme on voyait dans les films. Celle qui s'imaginait dans ses rêves les plus fous.
Celle qu'il n'a pas eu, et qu'il n'aura jamais.

Pourtant, l'espace de quelques temps, il y avait cru. Il y avait cru quand il fut emmené par les Bae dans leur grande résidence. Il y avait cru quand il avait rencontré son grand frère, et sa grande sœur. Il y avait cru, tellement cru, que la chute n'en fut que plus rude. Il n'était là que pour combler l'envie d'Eun Mi, sa grande sœur. Elle voulait un petit frère, et elle l'avait. C'était pour ça qu'il était là. Mais pas que. Cette adoption rendait l'image des Bae beaucoup plus douce, ouverte, et compatissante. Sa mère, une grande actrice, se voyait être noyée sous les louanges. Et son père, un médecin renommé, se voyait féliciter par ses collègues. Quel bel acte ils avaient fait, d'offrir à un petit gars comme lui une vie bien remplie.

Et quelle vie.
Malgré ce que l'on pourrait croire, cela n'avait pas été de tout repos, de vivre avec les Bae. Il n'était clairement pas à la hauteur, selon eux. Son attitude n'était pas encore parfaitement correcte, par exemple. Il fallait l'éduquer. Le formater. Le rendre idéal, parfait. Lui coller les traits de ce petit garçon frôlant la perfection du bout des doigts. Il était souvent seul avec la gouvernante. C'était elle qui s'occupait de le « mettre à niveau ». C'était elle qui restait avec lui la plupart du temps, qui lui dictait quelle conduite adopter et quel comportement il devait oublier : ne pas jurer, ne pas crier sur ses parents, ne pas crier sur son frère ou sa sœur, ne pas se salir, ne pas trouer ses habits, se tenir droit, ne pas mettre les coudes sur la table, ne pas parler la bouche pleine, ne pas dire ça, ne pas faire ça... Tout devait être carré, lisse, impeccable. La gouvernante veillait à ce qu'il retienne bien tout. A ce qu'il soit irréprochable. Mais il restait un enfant, et parfois, il oubliait. Parfois, il voulait juste profiter de son innocence. Parfois il voulait juste vivre. La gouvernante avait cette manie spéciale de lui frapper le bout des doigts avec une règle quand quelque chose n'allait pas. Son père avait pour habitude de le punir dans sa chambre non sans le gifler au passage. Tandis que sa mère restait encore la plus sage, se contentant de le priver de dessert et de le renvoyer dans sa chambre. Tout devait être parfait. A l'intérieur, comme à l'extérieur. Il ne devait pas ternir l'image des Bae. Il devait se plier à leurs règles. Il devait être comme eux. Parfait, du début à la fin. Il devait devenir la copie conforme de son frère, et de son père. Il ne devait jamais remettre l'autorité paternelle en cause. Jamais. Il ne devait jamais la questionner ou en douter. C'était interdit. Il devait suivre, écouter, exécuter. Comme un bon soldat.

Il s'en était pris, des coups de règle sur les doigts. Il les sentait encore, les doigts de son père sur sa joue. Ca avait mis du temps, mais ça avait fini par rentrer. Lentement mais sûrement. Il obéissait. Il se taisait. Il était discret. Il ramenait de bonnes notes – et gare à lui si ses notes chutaient. Mais Jae Yoon avait un as dans sa poche. Il était doué, à l'école. Très doué. Beaucoup plus que la moyenne. Et ça, ça faisait la fierté de ses parents alors que ça faisait rager son frère et sa sœur. Il était souvent féliciter pour cela, et il le devint encore plus lorsqu'il put sauter une classe. Lui n'avait pas voulu. Il ne voulait pas passer dans une autre classe. Il savait la réputation qu'il aurait. Il savait ce que l'on dirait. Mais il n'avait pas son mot à dire. Son père avait dit oui, alors... c'était un oui.

Quatre ans après son arrivée dans la famille, celle-ci s'agrandit. Un petit frère. Il allait avoir un petit frère. Petit frère qui devint tout aussi transparent que son grand frère. Petit frère qui lui parlait rarement, tout comme les autres. Petit frère qui s'en fichait royalement de savoir s'il était là ou non. Petit frère au regard haut, à la tête relevée, à l'air fier. Il y en avait au moins un qui était fier de porter son nom...
La relation avec sa famille était... spéciale. Tout aussi spéciale que l'éducation qu'il avait reçue. Tout aussi spéciale que la vie qu'il menait avec eux. C'était vide. Il n'y avait rien. Il avait un grand frère. Ah bon ? Une grande sœur. Qui donc ? Un petit frère. Oui bien sûr. Il retenait surtout le chien, Jae Yoon. C'était le seul qui était content de le voir à chaque fois qu'il franchissait la porte. Le seul qu'il l'écoutait, le seul qui restait à ses côtés. Son père était trop occupé par son travail pour lui donner une quelconque attention. Sa mère se concentrait beaucoup trop sur sa carrière. A leurs enfants, ça leur convenait. Cela ne leur posait pas de problèmes – Jae Yoon leur avait demandé, un jour. Il s'était fait réprimander par son père le lendemain. Il n'y avait qu'à lui que cela posait souci, apparemment. (Et apparemment, c'était normal d'après sa mère. Il devait avoir du sang de bâtard dans les veines).

Au niveau de la famille, rien n'allait vraiment. Ils n'étaient pas proches, pas unis, rien. Ils étaient juste là, gravitant l'un autour de l'autre, se rencontrant quand il le fallait, quand c'était nécessaire, quand c'était obligatoire. Il ne savait pas vraiment ce que c'était, d'avoir des parents, un frère ou une sœur.
Et il ne savait pas non plus ce que c'était d'avoir des ami.e.s. Des vrai.e.s. On avait tendance à le côtoyer à cause de son nom, ou de sa belle frimousse. On avait tendance à croire qu'être à ses côté allait ouvrir plus de portes, donner plus d'opportunités. On essayait de profiter de sa gentillesse et de son ouverture d'esprit. On essayait de profiter de sa sociabilité. Il n'était qu'un enfant qu'un monde essayait constamment de bouffer. Il n'était qu'un adolescent qu'un monde essayait constamment de mettre à genoux. Et il n'était qu'un adulte qu'un monde avait définitivement cassé.

Quand Jae Yoon y pensait, il se disait que tout aurait été beaucoup mieux s'il était resté à l'orphelinat. Tout aurait été plus paisible. Et au moins, là-bas, il aurait profité de sa vie. Il aurait vécu sa vie d'enfant, d'adolescent, d'adulte. Chez les Bae, il était passé d'enfant à adulte. Non. Il avait été obligé de passer d'enfant à adulte.

Il avait vingt-trois ans aujourd'hui, Jae Yoon. Et il regrettait ses huit ans. Il regrettait son enfance, son insouciance.
Il avait vingt-trois ans, Jae Yoon, et il n’espérait plus.